Article publié dans l'édition Hiver 2019 de Gestion

La gestion d’équipes à distance est plus répandue que jamais. De nos jours, 1,2 milliard d’employés, soit le tiers de la main-d’œuvre mondiale, sont touchés par ce phénomène. De quelles façons la distance peut-elle affecter une organisation ? Et, à titre de gestionnaires, que pouvez-vous faire pour affirmer et cultiver davantage votre leadership ?

Des vendeurs aux techniciens en passant par la nouvelle vague des « technomades », la gestion à distance fait maintenant partie intégrante du monde du travail. Loin d’être une mode passagère, cette tendance lourde concerne tant les multinationales, avec leurs vastes structures régionales, que les plus petites organisations, dont les équipes sont souvent délocalisées. Mieux vaut donc se familiariser avec cette réalité très courante dans divers contextes, qu’il s’agisse de gérer des équipes réparties sur plusieurs sites, de composer avec des employés qui font du télétravail à domicile ou de diriger des équipes virtuelles, tout ça sans parler du travail mobile. Toutefois, si vous n’êtes qu’en contact occasionnel avec vos employés et si, de surcroît, vous communiquez avec eux principalement par courriel, par téléphone ou par texto, comment pouvez-vous les mobiliser, les motiver et les diriger ? Comment vous assurer qu’ils soient engagés à fond et à la hauteur des attentes ?

Pour répondre correctement à ces questions, il faut d’abord bien cerner le problème.

Les défis du gestionnaire

Quels sont donc les défis qu’entraîne pour un gestionnaire la gestion à distance ?

Le premier défi consiste à gérer le personnel alors que le nombre et la qualité des échanges informels se font rares. Dans ce contexte, les gestionnaires n’ont pas toujours la possibilité d’utiliser leur flair et leur discernement pour décoder les états d’esprit des membres de leurs équipes. Sur les lieux de travail, les occasions de rencontres non planifiées sont nombreuses : déplacements dans les corridors, partage d’une table à l’heure des repas, courts échanges près de la sempiternelle machine à café, etc. Cependant, dans un contexte de travail à distance, ces occasions sont limitées au profit de méthodes plus formelles, plus structurées et planifiées, ce qui transforme considérablement les leviers d’action qui s’offrent aux gestionnaires.

Or, les échanges informels sont essentiels pour comprendre les dynamiques organisationnelles. Ils permettent non seulement de partager des informations mais aussi, par exemple, de coordonner des activités, de transmettre des renseignements et de favoriser les ajustements mutuels. L’informel joue donc un rôle de tout premier plan dans les processus de socialisation, d’influence et de décision au travail, sans compter le fait que c’est fréquemment dans la sphère informelle que les gestionnaires parviennent à exercer pleinement leur leadership.


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Le deuxième défi relié à la distance est celui de la communication. Comment s’assurer d’être bien compris si on utilise un outil comme le courriel, qui prête parfois à confusion ? Comment prévenir les conflits qui peuvent en découler ? Bref, comment avoir de l’influence ?

Bien que les moyens techniques comme la visioconférence s’améliorent à un rythme accéléré, les recherches sur l’utilisation de ces outils démontrent qu’aucun d’entre eux n’est encore parvenu à reproduire la richesse communicationnelle du véritable contact humain. En effet, ces outils réduisent l’interactivité et nuisent à la transmission fidèle des messages non verbaux, ce qui complique le décodage des émotions, l’interprétation des messages et, par conséquent, l’ajustement du discours.

Le troisième défi de la gestion à distance est celui du contrôle. Lorsqu’on est loin de ses employés, les mécanismes de contrôle traditionnels sont généralement inefficaces. De quels mécanismes s’agit-il ? il en existe trois dans le cas d’un véritable contact de proximité :

  1. Le lieu, puisque la présence et le regard du gestionnaire favorisent la discipline et l’assiduité de ses employés;
  2. Le temps, parce que le gestionnaire peut vérifier qui est là et qui est absent;
  3. Les actions, c’est-à-dire le contrôle de la réalisation des tâches, de l’observance des règles administratives ainsi que du respect des cadences, des méthodes et des processus de travail. Ce type de contrôle est une importante source de pouvoir pour tout gestionnaire. Or, comment peut-on contrôler le travail sans pouvoir observer directement ses employés ?

Une chose est sûre : la manière d’exercer le métier de gestionnaire dans un contexte de travail à distance repose sur un paradigme différent. Une nouvelle approche est donc indispensable pour parvenir à atteindre ses objectifs dans une telle situation.

La solution : le sentiment de proximité

Puisque la distance neutralise le contrôle direct, les gestionnaires doivent changer leur approche. Plutôt que de superviser de près le travail sous tous ses aspects, ils doivent veiller au bon rendement de leurs employés en ayant recours à de nouvelles méthodes : responsabilisation, soutien à l’autonomie, confiance. Une façon d’y parvenir consiste à fixer des objectifs, en collaboration avec les employés, pour ensuite en contrôler l’atteinte par les divers membres du personnel.

Cela étant, ce nouveau rôle des gestionnaires dans un contexte de gestion à distance demande de nouvelles compétences. Certaines recherches1 démontrent par exemple qu’un fort sentiment de proximité facilite les échanges et la communication, favorise l’émergence d’un sentiment de confiance, simplifie la collaboration, accroît la rétention du personnel et entraîne une meilleure performance globale des travailleurs en plus d’être positivement associé à l’engagement et à la satisfaction du personnel.

Or, comment créer ce sentiment de proximité, même à distance ? La question est cruciale : certains travaux2 indiquent que, dans un contexte professionnel, plus les gens sont physiquement éloignés les uns des autres, plus ils se sentent émotionnellement détachés et moins ils se sentent engagés dans leurs relations avec autrui. Heureusement, ce phénomène n’est pas inéluctable. Diriger est avant tout un exercice à caractère humain et, en dépit de la distance, il est toujours possible de créer des relations où nous pouvons nous sentir proches de nos collègues, de nos patrons et de nos subalternes. Pour exercer du leadership à distance, il s’agit donc d’adopter les pratiques appropriées, tout simplement.


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Des relations à renforcer

Comment réduire la distance relationnelle, c’est-à-dire l’écart affectif entre les gens, pour mieux exercer son leadership ?

Nos recherches3 indiquent qu’une des meilleures stratégies pour établir de bonnes relations consiste à s’ouvrir et à se dévoiler soi-même : il peut donc être avantageux de parler de sa vie personnelle, de ses intérêts dans la vie en général, de sa personnalité, de son style de gestion. C’est une manière de donner l’exemple, de témoigner d’une volonté sincère d’établir une relation, de se rapprocher de son équipe et d’inviter à la réciprocité. C’est aussi une marque d’authenticité qui est généralement bien reçue. Il existe toutefois un piège dans lequel tombent de nombreux gestionnaires pourtant bien intentionnés qui souhaitent mieux connaître les membres de leur équipe : ils leur posent des questions à caractère personnel sans s’ouvrir eux-mêmes. Les employés perçoivent alors les interrogations de leur patron comme une démarche plus ou moins inquisitrice, une tentative de prise de contrôle, un questionnement irrespectueux qui s’apparente à une véritable intrusion dans leur vie privée. Résultat : les employés se referment plutôt que de s’ouvrir et la distance relationnelle se creuse parfois jusqu’au point de non-retour.

De nouvelles occasions de socialiser

Dans un contexte de gestion à distance, les occasions de socialisation doivent parfois être créées de toute pièce.

Certains organisent des fêtes, d’autres des 5 à 7, et d’autres encore planifient des voyages ou des activités structurées de consolidation d’équipe. Il est par ailleurs possible de faire preuve d’originalité et d’employer les moyens technologiques disponibles afin de recréer le caractère informel des lieux de travail. Par exemple, certains gestionnaires coordonnent des pauses-café sur Skype avec des employés ou se servent des médias sociaux pour échanger et partager des éléments qui n’ont rien à voir avec les tâches à accomplir. Le message fondamental à retenir ici est le suivant : le travail ne se limite pas à la réalisation de tâches. Il s’agit également d’un tissu social où vivent, se définissent et se réalisent des multitudes de gens. Il devient alors indispensable de soutenir ces occasions de socialisation et même, bien souvent, de les provoquer.

L’importance des balises

Le diable est dans les détails, dit-on. La distance soulève des questions administratives, logistiques et technologiques qui peuvent grandement miner la relation entre les gestionnaires et leurs employés. Idéalement, les entreprises devraient baliser le travail à distance. Un moyen efficace de le faire consiste à créer un document-ressource (une charte du travail à distance, par exemple) auquel tous ont accès, qui répond aux questions courantes, qui présente les règles organisationnelles en matière de fonctionnement et d’appui et qui encadre la réalisation du travail. On doit par exemple y préciser les mesures en vigueur pour soutenir les employés, les règles qui encadrent l’utilisation personnelle et professionnelle des outils technologiques ainsi que les règles d’organisation du travail et de la logistique. On doit également y indiquer toutes les ressources disponibles pour organiser des activités de socialisation et y présenter la procédure à suivre en cas de problème technique.

Cependant, avant toute chose, l’élaboration et la mise à jour périodique de ce document doivent être envisagées comme des occasions de dialogue et de réflexion collaborative sur les enjeux de l’organisation du travail à distance. Le dialogue, plus difficile quand les interlocuteurs sont éloignés, demeure une des clés essentielles pour établir un climat favorable à la gestion à distance et à la création d’un bon sentiment de proximité. La co-élaboration de ce document est donc un bon moyen de favoriser ce dialogue.

* Article écrit en collaboration avec Simon Lord


Pour en savoir plus

Une version initiale de cet article, signée par E. Brunelle et J. Fortin, a été publiée sous le titre « Leadership et gestion multisite : apprivoiser les défis de la gestion à distance » dans la revue Le Point en santé et services sociaux, vol. 12, n° 4, hiver 2016-2017, p. 36-40.


Notes

1- Voir notamment : Antonakis, J., et Atwater, L., « Leader Distance – A Review and a Proposed Theory », Leadership Quarterly, vol. 13, n° 6, décembre 2002, p. 673-704 ; Brunelle, E., « E-leadership », Gestion HEC Montréal, vol. 34, n° 2, printemps 2009, p. 10-20 ; Golden, T. D., Veiga, J. F., et Dino, R. N., « The Impact of Professional Isolation on Teleworker Job Performance and Turnover Intentions », Journal of Applied Psychology, vol. 93, n° 6, novembre 2008, p. 1412-1421.

2- Voir notamment : Golden, T. D., « The Role of Relationships in Understanding Telecommuter Satisfaction », Journal of Organizational Behavior, vol. 27, n° 3, mai 2006, p. 319-340 ; Sewell, G., et Taskin, L., « Out of Sight, Out of Mind in a New World of Work ? Autonomy, Control, and Spatiotemporal Scaling in Telework », Organization Studies, vol. 36, n° 11, novembre 2015, p. 1507-1529.

3- Voir notamment : Brunelle, E., « Leadership and Mobile Working – The Impact of Distance on the Superior-Subordinate Relationship and the Moderating Effects of Leadership Style », International Journal of Business and Social Science, vol. 4, n° 11, septembre 2013, p. 1-11 ; Brunelle, E., « Virtuality in Work Arrangements and Affective Organizational Commitment », International Journal of Business and Social Science, vol. 3, n°2, janvier 2012, p. 56-62 ; Brunelle, E., « Télétravail et leadership : déterminants des pratiques efficaces de direction », Management international, vol. 14, n° 4, été 2010, p. 23-35.